dimanche 25 janvier 2009

La face à ne pas perdre

Il n'y a rien de plus asiatique que la notion de « face à ne pas perdre ». En asie, c'est sûrement la notion la plus ridicule et celle qui se trouve la plus bas dans mon estime de métisse, je trouve cette notion archaïque, sans aucun fondement, et totalement basée sur le regard d'un autre qui n'est pas forcément la personne la plus apte à juger une situation de l'intérieur.

Quand on veut garder la face en asie, il faut surtout éviter les classiques sujets tabous: amour, argent, travail, famille.
On en parle pas ensemble dans une même communauté, on ne blague pas dessus, et c'est comme si ces sujets n'existaient pas, que nous étions tous des asexués, vivant d'eau fraîche et de petits plats préparés avec les recettes des ancêtres. Le plus marrant dans tout ça, c'est que personne n'en parle mais que tout le monde sait tout. Et puis aussi pour ne pas faire perdre la face à celui à qui on parle, on ne lui dit pas directement qu'il a tort... Et si c'est trop dur on sourit.

Les discussions sérieuses se font en face à face, ou en famille, pour les femmes dans l'intimité d'une cuisine, pour les hommes autour d'une table avec un verre de whisky.
C'est comme ça que j'en ai fini par apprendre des secrets de famille très tard, quand j'étais déjà à la fac, et en tirant les vers du nez aux membres de ma famille.

Et le fait d'être métisse change complètement la donne à ce sujet. Pour ma part, c'est une notion que je comprends, je sais très bien ce qui fera perdre la face ou non aux membres de la communauté, mais personne ne me soumets à cette règle. On me parle sans tabou des guerres qu'ont subi mes proches parents, des conflits de ma famille, de l'enfance de mes cousins, on m'installe à la table des adultes alors qu'on me considère encore comme une enfant, on me laisse corriger les fautes de français des adultes dans broncher... C'est comme si être métisse me pardonnait tout.

Et pourtant je ne me permets rien.

Me permettre de transgresser les règles dans ce domaine serait une des choses les plus irrespectueuses envers mes cousins. Je refuse souvent d'aller à la table des grands pour manger avec eux, par exemple. Je ne coupe pas une conversation entre oncles et tantes en cambodgien pour demander si quelqu'un pourrait traduire.

Et oui, ça paraît très hypocrite de dire d'un côté qu'on trouve une tradition ridicule et de l'appliquer de l'autre.
Mais ça s'appelle le respect. Je pense que je ne pourrais pas dire que je suis métisse et que j'appartiens à deux cultures différentes si je n'appliquais pas les traditions des deux côtés, que je les trouve ridicule ou non.

Parce qu'au fond, être métisse c'est ça: c'est comprendre et appliquer, sans rechigner, c'est être neutre, ne pas prendre de parti et ne surtout pas blesser un côté ou l'autre, c'est faire partie de deux mondes totalement différents, mais aussi savoir tirer profit du meilleur de l'un et de l'autre. Être métisse, c'est peut être trouver que la notion de face à ne pas perdre est ridicule, mais c'est aussi faire en sorte de ne faire perdre la face à personne.

lundi 19 janvier 2009

Pourquoi il ne faut pas confondre un cambodgien avec un vietnamien.


Mon père est au téléphone avec un entrepreneur pour la réparation du toit de la maison. Il demande a parler avec monsieur Un tel, donne son nom et pour toute réponse récolte un « ah oui, le docteur vietnamien! ». Grave erreur, mon père est cambodgien. Je pense que si cet entrepreneur avait confondu mon père avec un chinois, ça serait peut être mieux passé, mon père aurait dit qu'il avait un nom, comme tout le monde, et aurait sûrement ajouté que s'il ne l'appelait pas par son nom cet entrepreneur ne recevrait pas son chèque. Mais le fait d'avoir été pris pour un vietnamien a été un tel affront qu'il n'a pas pu s'empêcher de me raconter les faits en raccrochant.

Confondre un cambodgien avec un vietnamien, pour mon père, c'est oublier la guerre qui s'est déroulée il y a à peine trente ans auparavant, en décembre 1978, la guerre qui a fait suite au régime des khmers rouges, la guerre qui a mis les vietnamiens au pouvoir au Cambodge, fait près de 150 000 morts, créé 13 camps de réfugiés thaïlandais et fait émigrer une bonne partie de notre famille.

Restituons les faits: Un jour, un homme que les chinois appelèrent Pol Pot, ce qui signifie Politique Potentielle, prit le pouvoir au Cambodge pour instaurer un régime politique communiste, soutenu par une Chine gouvernée a l'époque par Mao Zedong. Pour faire simple, Pol Pot, c'est un peu le Hitler cambodgien, sauf que lui au lieu de vouloir exécuter les juifs, il a préféré exécuter les vietnamiens et tous ceux qui ne correspondaient pas a son idéologie.

Le rêve de Pol Pot, c'était de faire du Cambodge un pays agricole autonome, un pays dont le Vietnam n'aurait pas la mainmise et ne se servirait pas pour couper les vivres des chinois via le Mékong. Alors il instaura un régime communiste drastique, où les cambodgiens formaient tous un même peuple, où il ne reignait pas des intellectuels ou des capitalistes, mais des cambodgiens qui tous ensemble travaillaient pour faire avancer le pays.

Il fit fermer les écoles, les hôpitaux.


Il exécuta tous les opposants à son régime: ceux qui avaient fait des études, ceux qui en faisaient, ceux qui venaient des villes... Il poussa tellement loin la paranoïa a propos des intellectuels et des citadins a exterminer qu'il en finit par ordonner de tuer aussi les gens qui portaient des lunettes, des montres, ou même ceux qui avaient un frigo.

Il y eut près de deux millions de morts.


Et puis les cambodgiens crurent qu'ils seraient libérés par les vietnamiens
. En effet, ils les libérèrent du régime de génocide des khmers rouges... Mais comme le dit si bien ma tante « c'était changer de chauffeur sans changer de voiture »: même si les cambodgiens ont changé de dirigeant à ce moment là, l'idéologie communiste restait la même. Le peuple a cru entrevoir en 1975 une décollectivisation, on distribuait des casseroles et le premier arrivé devant une maison avait le droit de l'obtenir. Mais au fond, il y avait toujours du rationnement, la population n'avait pas le droit a du riz mais à du blé... Et le peuple s'enlisait jour après jour dans la famine.

La guerre se finit tout simplement
. Au moment où l' U.R.S.S redevint Russie, les vietnamiens n'eurent plus de fonds pour payer leur armée communiste. Alors ils retirèrent leurs troupes du Cambodge.

Alors, oui, j'entendrai toujours que un tel a eu son grand père en camp de réfugié pendant la seconde guerre mondiale, et que son grand père n'a pas la haine des allemands depuis pour autant
. Oui, j'entendrai qu'il ne faut pas garder rancune de ces choses là. Mais la différence entre les rescapés de la seconde guerre mondiale et ceux des khmers rouges, c'est quarante ans: quand ceux dont la grand mère a vécu la guerre ont déjà vu passer plusieurs générations pour pardonner, les cambodgiens sortent tout juste de l'horreur pour avoir eu le temps d'oublier. Dans cette histoire, on ne parle pas en terme de grand ou arrière grand parents, mais de parents, d'oncles et de tantes, et même de cousins. C'était il y a tout juste trente ans. C'était l'enfance de mes tantes en camps de réfugiés, c'était la jeunesse de mon père, le coeur serré, regardant par le hublot de l'avion son pays se déchirant sous les idéaux communistes, laissant sa famille derrière lui, aspirant a une vie meilleure en France.

Alors oui, il faudra du temps pour pardonner. Et en attendant il faudra éviter de confondre un cambodgien avec un vietnamien.

dimanche 11 janvier 2009

Le mélange.


"Oh! Mon gâteau préféré!"
"Moni Paul niam tiet nôm te?"
"Elle est bonne ta galette, elle sent pas les poux, comme celle des français."


Encore une fois, nous sommes tous réunis dans la cuisine: d'un côté de la table il y a moi, mon petit frère, et les deux garçons d'une de mes tantes. De l'autre côté il y a ma belle-mère, ma tante et mon papa, tout en bout de table, en retrait. Aujourd'hui, c'est l'anniversaire de ma belle-mère, on fête aussi l'épiphanie, et c'est dimanche, le jour où tout le monde se réunit. Sur la table, un gâteau khmer, une galette des rois, du coca, du thé rouge. Les enfants finissent leur part de galette, mon petit frère a eu la fève, on lui met une couronne, qui passe sur toutes les têtes, et moi, je prends des photos.

Et tout ça ne dérange personne.

Une chose choquait beaucoup ma mère, française, quand ma famille du côté cambodgien venait à la maison: ils mélangent tout.
Chez les émigrés khmers vivant en France, ça ne choque personne de mettre de la sauce de soja dans le pot au feu et de le manger avec de la sauce de poisson, ni, comme ici, de manger un gâteau typiquement khmer avec du coca.

"Banh Tévy?"
"Oui kône."
"A ni ei?"
"C'est du gâteau."
"A ni gâteau?"
"Oui, c'est ça."

Mon cousin va voir sa mère et lui raconte ce qu'il est en train de faire au début en français et la fin en khmer. Je ne comprends pas tout.


Quand on fait partie d'une seule culture, je ne sais pas si on peut vraiment se rendre compte quel point il est délicieux de mélanger les genres et les couleurs. J'ai toujours trouvé ridicule le fait de se mettre des barrières comme ne pas tremper son saucisson dans la sauce piquante juste parce que le saucisson est français et la sauce piquante asiatique. Les enfants le font, mais ne s'en rendent même plus compte. Ils mélangent des mots en français et des mots en cambodgien pour faire des phrases multiculturelles complètement délurées, et ça ne choque personne, surtout pas moi.

"Tévy, tu veux de la galette ou du nôm?"
"Les deux, minh les deux."


Les deux parce que je suis gourmande. Les deux parce que je ne veux pas choisir. Les deux parce que mélanger, c'est tellement bon... Et qu'en général, ça donne des résultats surprenants.

Surprenants comme moi.