mardi 10 février 2009

Couper une pomme

Il y a énormément de choses qui font que , dans une communauté étrangère dont vous êtes sensés faire partie, vous vous sentez aussi étranger. En étant métisse, il y a votre façon de parler, le fait que vous ne sachiez pas manger certains plats typiques alors que vos cousins le peuvent, votre couleur de peau et vos traits que tout le monde trouve très français. En étant enfant de parents émigrés, il y a la couleur de votre peau (et oui, être très mat de peau en asie est mal vu), votre façon de parler votre langue maternelle, et une multitude d'autres choses. J'ai souvent remarqué qu'il ne suffisait pas d'être métisse pour se sentir rejeté: le tout est d'être né en France, ça vous met dans une position délicate face à vos cousins nés au pays, ainsi que face à vos ancêtres qui déplorent le fait que vous vous comportiez comme un français.

Mais une chose m'a profondément marquée quand j'étais à table avec quelques tantes.
J'étais en train de couper une pomme et une de mes tantes m'a soudain dit « c'est tellement français de couper comme ça, tu devrais le faire à la khmère ». C'est comme si la discrimination entre membres de la communauté khmère allait jusque dans votre façon de couper une pomme. En effet, les asiatiques coupent leurs fruits différemment des occidentaux: quand nous coupons les pommes de l'extérieur vers l'intérieur,
eux les coupent de l'intérieur vers l'extérieur.

Je ne sais absolument pas par quelle déformation culturelle ce mode de découpe est arrivé, mais il est bien là: on peut savoir de quelle communauté vous faites partie en regardant la façon dont vous coupez une pomme.

Je trouve ça quand même assez flippant. J'ai regardé ma tante d'un air bizarre, c'était la première fois qu'on me faisait la réflexion. Vu que mon père a toujours eu sa façon de couper les pommes et ne nous a jamais appris à faire de la sorte, je trouvais normal de faire comme bon me semblait, et jamais je n'aurai pensé que le simple fait de couper une pomme serait facteur de réflexions désobligeantes sur mon appartenance à la communauté khmère. Elle a ajouté ensuite: « ma fille coupe comme toi, mais elle est tellement anti-conformiste! », comme si ma cousine avait choisi de faire partie de la communauté française alors que pour moi, qui ne savait même pas comment faire pour couper une pomme à la khmère, c'était une sorte de fatalité.

Deux semaines plus tard une autre tante s'étonna encore de mon amateurisme en matière de découpe de pommes, prétexta que la méthode française ne permettait pas un épluchage très fin du fruit, et m'apprit comment imiter mes ancêtres. Ce fut une étape très bizarre de ma vie: savoir que je réapprenais à couper une pomme, comme si je ne l'avais jamais fait, était pour moi très déstabilisant. Ajouter à cela le fait que j'avais la forte impression que savoir découper cette pomme de cette manière me permettait de franchir une étape capitale dans ma vie de métisse franco-khmère était à la fois grotesque et incroyablement enrichissant: on allait enfin se rendre compte que je n'étais pas seulement française, mais aussi cambodgienne, rien qu'en me voyant couper une pomme.

C'est étonnant comme on peut revendiquer son appartenance à une communauté avec peu de choses: pour certains ce sera amener du riz avec de la viande grillée au casse croûte du midi, pour d'autres ce sera mélanger leur langue maternelle au français en parlant avec leurs ancêtres... Et pour moi, c'est éplucher une pomme. Qui l'eût cru?

mardi 3 février 2009

Les fantômes


Les croyances populaires sont assez répandues en asie. Chez moi, il n'a jamais vraiment été question de croyances populaires dans mon enfance, vu que ma mère est française et mon père totalement athée, mais dans ma famille, il y a beaucoup de croyants, et les petites traditions ancestrales sont monnaie courante.

Parmi ces petites croyances populaires, chez les asiatiques en général, et encore plus chez les khmers, les fantômes sont particulièrement répandus.
La tradition veut qu'il y ait un fantôme gardien dans chaque maison. C'est pour ça que dans chaque famille il y aura toujours une personne qui a déjà vu un fantôme, ou il y en aura toujours un qui pose problème.

Par exemple, mon petit frère pleure toujours très longtemps après être réveillé. Il est rochon, bougonne, et râle pendant plusieurs quarts d'heure avant de se calmer. J'entendrai toujours ma belle mère dire que c'est un fantôme qui le possède à son réveil, quand il est le plus vulnérable, et qui parle a sa place. Un fantôme vietnamien, de préférence.

Nous avons souvent des problèmes de sonnerie de porte aussi. La sonnerie qui se coince, et qui sonne pendant plusieurs minutes, qui se déclenche à deux heures du matin... Quand mon père dit que ce sont certainement des plaisantins sortant de boîte, ma tante est persuadée que c'est un fantôme qui passe par là. C'est quand même vachement chiant un fantôme.

Quand j'avais encore mon chien, il faisait toujours tomber les rideaux, dont les tringles étaient accrochées par du scotche double face. Quand mon chien est mort, les rideaux tombaient tous seuls. Tout le monde disait que c'était le fantôme du chien qui revenait faire des siennes.

J'en parlais a une autre tante, qui me raconte souvent ses histoires d'enfance et qui me disait qu'étant enfant, elle croyait voir régulièrement des fantômes. Elle se baladait seule dans la jungle et voyait des buissons bouger avec des râles rauques qui s'en dégageaient. Bien plus tard, elle s'est rendue compte qu'en fait elle surprenait des soldats vietnamiens faire leurs petites affaires avec des cambodgiennes... La magie de l'enfance.

En fait, je ne sais pas si ces histoires de fantômes sont vraiment liées aux croyances populaires, puisque les fantômes sont surtout liés au rapport à la mort.
Un jour où j'étais en train de faire la cuisine avec une de mes tantes, elle me dit que le week end dernier elle était à un enterrement. Un homme qui était mort en une fraction de seconde, puisqu'il avait coupé un arbre qui lui était tombé dessus. Elle m'a raconté sa mort d'abord tout simplement, puis me dit qu'il avait laissé deux enfants derrière lui, et s'arrêta net. Elle me regarda avec un sourire figé, puis me dit « je n'arrive plus à en parler », elle avait la chair de poule. Je trouvais étrange de voir une personne d'habitude si légère et si gaie se figer comme de la glace en parlant de la mort.

Il est vrai que la mort, quand on est enfant de médecin, est une chose que l'on voit complètement différemment des autres enfants.
Quand une des amies de mon père, kinésithérapeute en hôpital, raconte à un dîner chez nous que le jour d'avant une personne âgée est morte entre ses mains et que c'était la première fois avec une légèreté désopilante, ça ne me choque presque plus. J'ai très vite réalisé que le travail de mon père consistait à sauver des gens, mais que s'il n'y arrivait pas ils pouvaient mourir, et que même mon papa, aussi fort soit-il, n'en pouvait rien.

Alors peut être est-ce pour ça qu'en Asie comme ailleurs, on croit aux fantômes, aux esprits, et autres manifestations de l'au delà: pour ne plus avoir peur. La mort, aussi naturelle soit-elle, provoque en nous un sentiment d'impuissance tel que nous inventerions presque tout et n'importe quoi pour ne pas en avoir peur.

En Asie, les fantômes sont la solution. Et ici, que faisons nous?