mardi 16 août 2011

J'ai faim.

Je crois que personne mieux qu’un cambodgien de pure souche peut savoir à quel point j’aime manger. Je suis dingue de bouffe. C’est pour cette raison que je cuisine bien, d’ailleurs, c’est parce que j’aime tellement manger, qu’à chaque fois que je cuisine j’ai envie que ce soit bon. Quand je suis chez mon père, je suis hypnotisée par la chaîne cuisine.tv. J’adore traîner sur des sites ou des blogs dédiés à la cuisine. Et puis j’ai cette tendance à apprécier toutes les spécialités du monde, que l’on passe du risotto à la tortilla, ou du bon saucisson avec du pain frais et du vin, j’dois dire que j’aime presque tout. Si j’en étais physiquement capable, je mangerais tout, tout le temps, avec un plaisir jamais tari.

Je n’ai, par conséquent, jamais pu comprendre les enfants d’émigrés cambodgiens qui ne savaient pas manger cambodgien. Je crois que rien ne peut surpasser un vrai repas cambodgien. Rien. Je n’ai jamais pris autant de plaisir à manger qu’en allant manger chez mes tantes. Il m’est même souvent arrivé de me dire, alors que l’on était au restaurant au Cambodge, que nous mangions moins bien que chez mes tantes. Je pourrais manger du bô bun matin, midi, et soir. Y’a rien de plus jouissif que de sentir la salade craquer avec un peu de nem qui sort de la friteuse sous la dent. J’adore le serpent frit, j’adore le amok, j’adoore le Katiev. C’est très certainement ce qui m’a le plus manqué quand je suis partie du Cambodge. Le Katiev du matin. Cette soupe de nouilles, avec de la viande et des herbes fraichement coupées, c’était juste un pur bonheur. Quand ma belle mère en prépare, j’en mange deux énormes bols.

Je ne pourrais jamais me passer de riz. Je crois que je ne pourrais pas vivre sans en manger une fois par semaine. Je n’ai pas été élevée a la cambodgienne, et je ne pourrais pas choisir entre un bol de riz et une baguette de pain, mais je trouve presque immoral d’avoir une maison sans riz. Le riz m’a souvent sauvée en période de disette, un peu de riz avec de la sauce soja, et hop, tout un après-midi calée, sans avoir faim. Du riz blanc. Accompagné de bœuf sauté aux oignons. Ou du riz sauté avec des œufs brouillés, des oignons, de l’ail et du gingembre de la sauce soja et des lamelles de porc.

Tout ça, c’est juste délicieux. Ca donne envie d’en manger des tonnes, et à la fin, quand on a bien mangé, qu’on s’assied dans le canapé avec les enfants à regarder du karaoké khmer, bah on est juste bien. N’importe quoi pourrait passer à la télé, on pourrait être n’importe où, du moment qu’on est assis, le premier bouton du pantalon ouvert, la tête posée sur sa main, en position du lotus, tout va bien. Nos yeux se ferment tous seuls. On n'apprécie l'instant présent qu'en experimentant le bonheur ephemere que nous procure un bon plat bien préparé.

Et puis tout est si sincerement parfait quand une table est bien mise, que son verre est rempli, que tout le monde est assis, le bruit des discussions autour ponctué de bruits de bouches mastiquant et de cuillères raclant les bols... C'est un moment magique que l'on retrouve dans tous les pays, avec la même convivialité, avec le même amour. J'adore manger. Mais j'aime surtout les gens avec qui je mange.

mercredi 3 août 2011

Merci.

Durant toute mon enfance, je n’ai vu mes grands parents qu’une seule fois. Ils avaient 95 et 97 ans, et étaient les parents d’une famille de 13 enfants. Moi, je devais avoir 6 ou 7 ans. Je n’avais pas encore conscience de l’importance de cet évènement dans ma vie. Dans la vie de ma famille aussi. C’était extrêmement important, parce que les aînés de la famille ont décidé de faire le chemin jusqu’en France malgré leurs âges avancés, et le coût des billets qui est excessivement cher pour des cambodgiens, et ce, pour voir mon père et mes deux tantes. C’est aussi important parce que cette visite fut ma seule occasion de voir mes grands parents avant qu’ils ne meurent, et qu’ils étaient dans un état catastrophique quand ils sont arrivés en France.

On leur avait dit qu’on tenterait de les empoisonner pendant leur trajet en avion. Alors pendant près de 24h, ils n’ont pas bu ni mangé. A 95 et 97 ans, mes grands parents ont décidé de jeûner. La bonne blague. Mon père à dû les transfuser quand ils sont arrivés chez nous, et toute la famille en a profité pour se faire ausculter par mon père. Oui, toute la famille a suivi mes grands parents pour le voyage. Nous étions 25 personnes à la maison. Et autant de personnes à se faire ausculter par mon père. C’était plutôt comique tous ces gens qui faisaient la queue pour que mon père vérifie si tout allait bien. J’avais l’impression que ma maison s’était transformée en dispensaire de pays du tiers monde. Tout ça m’était totalement étranger. Des hommes en jupe. Des femmes avec les dents jaunes. Et puis surtout, qu’est-ce que ça parle fort un cambodgien. Et ils étaient vingt cinq personnes. A six ans, c’était tout un monde totalement étranger qui s’ouvrait à moi. C’était fantastique, presque magique.

Et puis à ce moment là, mon père m’a demandé de mettre la table. Alors je me souviens que je me suis appliquée pour faire une belle table pour que tout le monde soit content de manger chez nous. J’ai d’abord posé les assiettes, et puis les couverts, la fourchette à gauche et les dents vers le bas, le couteau à droite et le tranchant vers l’assiette, la grande cuillère à gauche de la fourchette, la cuillère à dessert au dessus de l’assiette, le manche vers la droite, et puis j’ai disposé les verres. Comme une grande. J’ai tout fait avec le sourire en plus. Je me souviens des compliments faits par mes oncles et tantes à mon papa, ils parlaient tous khmer, et je ne connaissais pas un mot de cambodgien, mais j’ai tout compris. Parce qu’ils avaient vraiment dit ça avec leur cœur. Ils disaient tous que j’avais dressé une très belle table et que j’étais gentille de faire tout ça pour eux. Que j’étais une bonne fille. J’étais fière. J’étais pas seulement fière parce que j’avais 6 ans et que je recherchais l’approbation de mes aînés, mais aussi parce que les asiatiques ont cette pudeur de ne jamais dire quand un travail est bien fait, et que là, ils l’ont dit. Ils me l’ont dit à moi. Alors j’étais fière.

Ensuite, après avoir grignoté un apéritif, ils se sont tous mis à table. Et mes tantes ont sorti un menu de chez macdo. Alors je ne sais pas exactement pourquoi elles avaient acheté de la bouffe de fast food, si c’était dans la lignée de la peur d’un empoisonnement alimentaire ou si elles étaient gênées de venir manger chez mon père sans avoir aidé à la préparation du repas, mais en tout cas, je me souviens de la tête de ma mère qui avait passé deux heures à préparer un canard à l’orange parce que c’était le seul plat qui, selon mon père, était sûr d’être mangé par les palais cambodgiens sensibles (oui, sentez l’ironie, quand le khmer de base bouffe d’la tarentule par sachets de 500 grammes). Et ce n’était pas de la joie qu’on pouvait lire sur son visage.

Je n’ai pas compris la scène sur le coup. Déjà parce que j’avais 6 ans et que le seul souvenir de cet évènement relève d’un miracle, (franchement, qui a des souvenirs aussi précis d’évènements qui se sont produits quand il avait 6 ans ?), et puis aussi parce que tout le monde parlait cambodgien. Je me souviens que mon grand père a pris un hamburger d’un air interloqué et qu’il a regardé mon père. Et que d’un seul coup, toutes mes tantes ont remballé leurs menus et que ma mère a pu apporter son plat. Ce qui s’est passé, c’est que mon grand père a demandé à mon père pourquoi, alors qu’il était en France, il ne mangeait pas français. Mon père lui a alors répondu que ma mère avait préparé quelque chose, mais que mes tantes étaient trop préoccupées pour avoir ne serait-ce qu’envisagé le fait que ma mère puisse avoir cuisiné pour eux. Et ils ont tous pu manger du canard à l’orange dans la joie et la bonne humeur.
Et puis il y a eu cet instant. Cet instant magique où tout le monde a eu fini de manger, et où mon grand père s’est retourné vers ma mère pour lui dire quelque chose. Alors évidemment, ça, on me l’a raconté aussi. Je ne m’en souviens pas mais c’est un évènement qui est aussi très important. Pour comprendre à quel point c’est important, il faut savoir que mes tantes ont toujours considéré ma mère comme quelqu’un qui ne comprend pas et qui ne comprendra jamais la culture cambodgienne. Et il faut aussi savoir que, bien que mon grand père ait été avocat, et qu’il se devait de savoir parler français (le Cambodge a longtemps été sous protectorat français), il le parlait finalement très peu. Alors quand mon grand père s’est retourné vers ma mère pour lui dire en français « merci », toute la famille a pu comprendre a quel point ma mère a joué un rôle important ce jour là, avec son canard à l’orange providentiel mangé après des heures de jeûne et une perfusion.

Un simple « merci », c’est ce qui différencie un vieux cambodgien sur le point de mourir d’un homme respectable qui fait des efforts pour communiquer.
Cette reconnaissance, cette bonté, cette gentillesse, toutes ces qualités ont été réunies ce jour là en un seul mot. Ca faisait des semaines que mon père attendait que ses parents viennent en France. Ca faisait des semaines que ma mère entretenait cette anxiété latente, qu’elle s’attendait à se faire laminer et à passer un très mauvais moment. Mais c’est en percevant toute cette anxiété, tout ce stress, et toute cette inquiétude, du haut de ses 97 ans, que mon grand père a pu calmer ma mère et rassurer mon père. Et même avec la fatigue, la maladie, la vieillesse, et toutes les souffrances de la vie qui le torturaient à ce moment là, il a eu la clairvoyance de ne pas se comporter comme un vieillard pour qui tout est constamment acquis.

Cet évènement, bien sûr, je ne m’en souviens que par bribes. J’étais bien trop petite pour me souvenir de chaque détail. Mais je suis contente aujourd’hui de connaître l’histoire en entier, et de pouvoir la raconter. Parce que la seule et unique fois où j’ai vu mon grand père, il s’est comporté comme la personne la plus bienveillante que j’aie jamais vue. Et ma famille peut être fière d’avoir eu une personne aussi respectable en son sein.

Et même que ce jour là j’avais mis la table, d’abord.