mardi 3 avril 2012

La famille.


Je le dis, je le répète, je n’ai jamais été élevée à la cambodgienne. Mon grand frère et moi avons été élevés dans une ambiance bizarroïde, avec beaucoup d’écoute, mais peu de partage, finalement. Il y avait la pudeur de l’asie, que même ma mère embrassait (vous avez surement tous déjà dit à votre mère que vous l’aimiez, par exemple. Moi non. Jamais), et puis un peu de laxisme occidental  (on a regardé des films violents assez jeunes par exemple), et puis tout ça, ça donne des relations familiales particulièrement tendues et gênantes à expliquer.

Vivre dans une famille asiatique à 100%, c’est encore pire, je le sais. Quand mes parents ont divorcé et que je suis allé dans le sud pour finir mes études, mon père s’était déjà remarié avec ma belle-mère, qui est cambodgienne à 100% et qu’il a fait venir en France. Elle a voulu m’imposer son rythme de croisière cambodgien. Le rythme de croisière de la femme au foyer au Cambodge. N’ayant pas été élevée comme une cambodgienne, vous pouvez déjà voir le topo : j’ai tout rejeté en bloc. Je me faisais mal voir de toute la communauté cambodgienne parce qu’elle racontait à tout le monde que je voyais des garçons différents tous les weekends. Oui, tata, j’ai des amis. Et c’est pas parce que c’est des garçons que je me les tape. Le problème, c’est qu’elle aurait préféré que je l’aide à tout faire, le ménage, la vaisselle, la cuisine, élever mon petit frère qui avait 2 ans à l’époque, et ça, même le weekend alors que je n’avais pas cours et que je voulais voir mes amis. Je n’étais pas du tout consciente du fossé entre nos deux cultures. 

Alors, plus ma belle-mère s’énervait, plus mon père se faisait engueuler. Et plus il se déchargeait sur moi. Il a d’abord voulu me donner un couvre-feu. Alors j’ai fini par sortir en semaine. Il a voulu savoir qui étaient ces amis. Je les ai transformés en « amies ». Il a fini par me dire tous les jours à quel point j’étais mal élevée, à quel point j’étais française, à quel point les jeunes filles cambodgiennes étaient bien élevées, elles. Je n’ai jamais osé lui dire que les filles nées de deux parents cambodgiens se comportaient d’une façon exécrable, mais qu’elles le cachaient bien. Moi, j’allais juste voir mes potes. Mes cousines faisaient le mur, et le faisaient à partir de leur 16 ans pour aller en boîte (nous les asiatiques on a l’air jeune, alors personne ne nous demande nos cartes d’identité). J’ai des cousins qui se droguaient déjà au lycée, aussi. Mais de toute façon, c’est différent, ce sont des garçons, et les garçons ont beaucoup plus de libertés que les filles dans la communauté cambodgienne. 

J’ai encaissé les remarques, les rumeurs, les histoires sans queue ni tête de mes tantes, certaines disaient même que je disais du mal de mon père sur mon blog (j’ai dû lui donner l’adresse pour qu’il aille vérifier lui-même, et quand il a lu, il m’a dit « elles lisent pas assez bien le français pour comprendre tout ça, elles ont tout inventé », et il m’a finalement crue). Par contre, certaines de mes tantes m’ont toujours défendue. Et elles, elles ne lisent pas mon blog. Mon père m’engueulait parce que ma belle mère lui rapportait les rumeurs, et quand il lui demandait d’où ça venait, elle se taisait. Je ne sais toujours pas qui disait autant de mal de moi. Aujourd’hui, tout ça n’a plus aucune importance. 

Au bout d’un an, je suis partie faire mes études ailleurs. J’étais fatiguée. Je devais prendre l’air. Et puis j’ai rencontré des gens, plein de gens. Dont une fille qui a perdu son papa quand elle était jeune. Et qui m’a dit combien elle donnerait pour pouvoir encore lui parler (ça fait beaucoup si jamais vous voulez savoir). Et c’est en partie grâce à elle que je n’ai jamais coupé les ponts. J’ai rencontré une bouddhiste qui m’a aussi dit que l’une des bases d’une vie saine était d’entretenir des relations saines avec sa famille. Je voulais une vie saine. Et si jamais ça peut vous rassurer, vos parents ne veulent pas vous faire souffrir. Ils ne voudront jamais que vous souffriez. Quoi que vous fassiez, quoi qu’ils disent, quoi qu’il se passe, ils ne sont pas là pour que vous ayez mal. Ils veulent vous protéger. Et ils veulent avoir de bonnes relations avec vous. Vraiment. Mon père a toujours fait l’effort de m’appeler pour prendre de mes nouvelles, même s’il ne parle pas beaucoup. Même s’il m’a rendu la vie impossible pendant un an, il aurait pu refuser de me laisser vivre avec lui et ma belle-mère pour que je finisse mes études. Il aurait pu me trouver un appartement. Il ne l’a pas fait. Il a tout fait pour que ma vie soit facile. Il a toujours fait de même pour mon grand frère. 

Alors oui, je sais. Je sais, vraiment de tout cœur, je le dis avec une profonde humilité, et je ne suis pas là pour donner des leçons. Je sais qu’avoir des parents asiatiques, c’est dur. Qu’émotionnellement, c’est absolument bouleversant, de voir toutes ses amies faire des câlins à leurs parents, alors que nous, on se fait engueuler tout le temps. On a l’impression que nos parents ne nous aiment pas. On a l’impression qu’ils nous imposent leur culture, qu’ils font ça pour qu’on rentre dans leur moule. Mais non. Ce moule est juste le seul qu’ils connaissent. 

Mon père voulait connaître mes amis pour s’assurer que je ne faisais pas n’importe quoi avec les garçons et que ma belle-mère lui lâche la grappe avec les rumeurs qui couraient à mon sujet. Ma belle-mère ne supportait pas que je sorte de la maison parce qu’au Cambodge les filles ne sortent pas si les tâches ménagères ne sont pas finies, et elles n’ont d’amies que si elles se marient. Tout ça n’était pas de la torture, ce n’était pas destiné à me faire chier. C’était comme ça qu’ils avaient grandi. 

Et donc, quand j’ai compris ça, j’ai fini par appeler mon père plus régulièrement. Mon frère aussi. Parce que même mon grand frère n’appelait plus personne, et moi je ne l’appelais que si j’avais un problème. Maintenant, je fais des visites de courtoisie chez mon papa. Et quand j’aurai une maison, je les inviterai pour qu’ils puissent enfin venir me rendre visite. J’ai même appelé mon papa pour lui dire que j’avais décroché un CDI. Et mon grand frère l’a appelé pour lui dire qu’il avait eu le code (du premier coup). Nous ne sommes pas une famille des plus unies. Nous ne sommes pas une caricature de série télé américaine. Mais aujourd’hui, et ce beaucoup plus qu’avant, ça marche. C’est équilibré. Nous partageons des choses ensemble. Et nous en sommes heureux. Nous avons tous fait des efforts pour que ça marche, parce que nous souffrions de la situation. Et aujourd’hui, nous avons tous réussi.

Si je dis ça, c’est pour vous prouver que c’est possible. C’est possible d’avoir une relation saine avec sa famille, même si elle n’est pas de la même culture que la nôtre. Il faut juste agir pour le vouloir.