Je le dis, je le répète, je n’ai jamais été élevée à la
cambodgienne. Mon grand frère et moi avons été élevés dans une ambiance
bizarroïde, avec beaucoup d’écoute, mais peu de partage, finalement. Il y
avait la pudeur de l’asie, que même ma mère embrassait (vous avez surement tous
déjà dit à votre mère que vous l’aimiez, par exemple. Moi non. Jamais), et puis
un peu de laxisme occidental (on a
regardé des films violents assez jeunes par exemple), et puis tout ça, ça donne
des relations familiales particulièrement tendues et gênantes à expliquer.
Vivre dans une famille asiatique à 100%, c’est encore pire,
je le sais. Quand mes parents ont divorcé et que je suis allé dans le sud pour
finir mes études, mon père s’était déjà remarié avec ma belle-mère, qui est
cambodgienne à 100% et qu’il a fait venir en France. Elle a voulu m’imposer son
rythme de croisière cambodgien. Le rythme de croisière de la femme au foyer au
Cambodge. N’ayant pas été élevée comme une cambodgienne, vous pouvez déjà voir
le topo : j’ai tout rejeté en bloc. Je me faisais mal voir de toute la
communauté cambodgienne parce qu’elle racontait à tout le monde que je voyais
des garçons différents tous les weekends. Oui, tata, j’ai des amis. Et c’est
pas parce que c’est des garçons que je me les tape. Le problème, c’est qu’elle
aurait préféré que je l’aide à tout faire, le ménage, la vaisselle, la cuisine,
élever mon petit frère qui avait 2 ans à l’époque, et ça, même le weekend alors
que je n’avais pas cours et que je voulais voir mes amis. Je n’étais pas du
tout consciente du fossé entre nos deux cultures.
Alors, plus ma belle-mère s’énervait, plus mon père se
faisait engueuler. Et plus il se déchargeait sur moi. Il a d’abord voulu me
donner un couvre-feu. Alors j’ai fini par sortir en semaine. Il a voulu savoir
qui étaient ces amis. Je les ai transformés en « amies ». Il a fini
par me dire tous les jours à quel point j’étais mal élevée, à quel point j’étais
française, à quel point les jeunes filles cambodgiennes étaient bien élevées,
elles. Je n’ai jamais osé lui dire que les filles nées de deux parents cambodgiens
se comportaient d’une façon exécrable, mais qu’elles le cachaient bien. Moi, j’allais
juste voir mes potes. Mes cousines faisaient le mur, et le faisaient à partir
de leur 16 ans pour aller en boîte (nous les asiatiques on a l’air jeune, alors
personne ne nous demande nos cartes d’identité). J’ai des cousins qui se
droguaient déjà au lycée, aussi. Mais de toute façon, c’est différent, ce sont
des garçons, et les garçons ont beaucoup plus de libertés que les filles dans
la communauté cambodgienne.
J’ai encaissé les remarques, les rumeurs, les histoires sans
queue ni tête de mes tantes, certaines disaient même que je disais du mal de
mon père sur mon blog (j’ai dû lui donner l’adresse pour qu’il aille vérifier lui-même,
et quand il a lu, il m’a dit « elles lisent pas assez bien le français
pour comprendre tout ça, elles ont tout inventé », et il m’a finalement
crue). Par contre, certaines de mes tantes m’ont toujours défendue. Et elles,
elles ne lisent pas mon blog. Mon père m’engueulait parce que ma belle mère lui
rapportait les rumeurs, et quand il lui demandait d’où ça venait, elle se
taisait. Je ne sais toujours pas qui disait autant de mal de moi. Aujourd’hui,
tout ça n’a plus aucune importance.
Au bout d’un an, je suis partie faire mes études ailleurs. J’étais
fatiguée. Je devais prendre l’air. Et puis j’ai rencontré des gens, plein de
gens. Dont une fille qui a perdu son papa quand elle était jeune. Et qui m’a
dit combien elle donnerait pour pouvoir encore lui parler (ça fait beaucoup si
jamais vous voulez savoir). Et c’est en partie grâce à elle que je n’ai jamais
coupé les ponts. J’ai rencontré une bouddhiste qui m’a aussi dit que l’une des
bases d’une vie saine était d’entretenir des relations saines avec sa famille.
Je voulais une vie saine. Et si jamais ça peut vous rassurer, vos parents ne
veulent pas vous faire souffrir. Ils ne voudront jamais que vous souffriez.
Quoi que vous fassiez, quoi qu’ils disent, quoi qu’il se passe, ils ne sont pas
là pour que vous ayez mal. Ils veulent vous protéger. Et ils veulent avoir de
bonnes relations avec vous. Vraiment. Mon père a toujours fait l’effort de m’appeler
pour prendre de mes nouvelles, même s’il ne parle pas beaucoup. Même s’il m’a
rendu la vie impossible pendant un an, il aurait pu refuser de me laisser vivre
avec lui et ma belle-mère pour que je finisse mes études. Il aurait pu me
trouver un appartement. Il ne l’a pas fait. Il a tout fait pour que ma vie soit
facile. Il a toujours fait de même pour mon grand frère.
Alors oui, je sais. Je sais, vraiment de tout cœur, je le
dis avec une profonde humilité, et je ne suis pas là pour donner des leçons. Je
sais qu’avoir des parents asiatiques, c’est dur. Qu’émotionnellement, c’est
absolument bouleversant, de voir toutes ses amies faire des câlins à leurs
parents, alors que nous, on se fait engueuler tout le temps. On a l’impression
que nos parents ne nous aiment pas. On a l’impression qu’ils nous imposent leur
culture, qu’ils font ça pour qu’on rentre dans leur moule. Mais non. Ce moule
est juste le seul qu’ils connaissent.
Mon père voulait connaître mes amis pour s’assurer que je ne
faisais pas n’importe quoi avec les garçons et que ma belle-mère lui lâche la
grappe avec les rumeurs qui couraient à mon sujet. Ma belle-mère ne supportait
pas que je sorte de la maison parce qu’au Cambodge les filles ne sortent pas si
les tâches ménagères ne sont pas finies, et elles n’ont d’amies que si elles se
marient. Tout ça n’était pas de la torture, ce n’était pas destiné à me faire
chier. C’était comme ça qu’ils avaient grandi.
Et donc, quand j’ai compris ça, j’ai fini par appeler mon
père plus régulièrement. Mon frère aussi. Parce que même mon grand frère n’appelait
plus personne, et moi je ne l’appelais que si j’avais un problème. Maintenant,
je fais des visites de courtoisie chez mon papa. Et quand j’aurai une maison,
je les inviterai pour qu’ils puissent enfin venir me rendre visite. J’ai même
appelé mon papa pour lui dire que j’avais décroché un CDI. Et mon grand frère l’a
appelé pour lui dire qu’il avait eu le code (du premier coup). Nous ne sommes
pas une famille des plus unies. Nous ne sommes pas une caricature de série télé
américaine. Mais aujourd’hui, et ce beaucoup plus qu’avant, ça marche. C’est
équilibré. Nous partageons des choses ensemble. Et nous en sommes heureux. Nous
avons tous fait des efforts pour que ça marche, parce que nous souffrions de la
situation. Et aujourd’hui, nous avons tous réussi.
Si je dis ça, c’est pour vous prouver que c’est possible. C’est
possible d’avoir une relation saine avec sa famille, même si elle n’est pas de
la même culture que la nôtre. Il faut juste agir pour le vouloir.