
Il y a certaines choses que l'on trouve particulièrement réconfortantes, mais que personne ne trouve réconfortantes sauf vous.
Il est huit heures ce matin, je me réveille au son de « Love today ». Je suis habituellement de mauvaise humeur le matin et sors de mon lit en pestant contre le froid de ma chambre. Un petit tour dans la salle de bains pour mettre mes lentilles, me coiffer. C'est après ce rituel que, tous les matins, je descends les escaliers pour aller prendre mon petit déjeuner dans la cuisine. Aujourd'hui mes tantes sont là, l'une fait du vélo d'appartement en regardant des vidéos de karaoké khmer dans le salon, les deux autres papotent sur le canapé. Je secoue la main pour leur dire bonjour, vais dans la cuisine, et m'assois après avoir réchauffé du café et préparé mes tartines. Mes tantes me rejoignent vite. Je n'aime pas parler le matin.
Mais là, c'est différent.
Une de mes tantes prend le café avec moi, me pose une question à laquelle je réponds en grommelant, puis continue sa conversation avec les autres. J'aime quand elles parlent. J'aime quand elles parlent en khmer. Je ne comprends pas tellement leur conversation, qui se compose de bribes de mots en français avec un fort accent asiatique, et de mots en cambodgien que je comprends à moitié. Pour moi, entendre mes tantes parler en khmer entre elles, c'est très réconfortant, et encore plus le matin, quand le réveil vous agresse et que le jour vous pique les yeux. J'adore les écouter parler, sans rien ou presque rien comprendre, c'est comme plonger son coeur et toute son âme dans un bain chaud et doux de rires et de voix asiatiques, avec une mousse abondante de bulles faites de prononciations khmères et de syllabes qui me sont imprononçables, qui sent bon le prahok* et le teuk trey*.
Je me tais, je bois mon café. Et puis de toute façon le matin je n'aime pas parler.
Et puis, elles me regardent, et tous les matins, comme si tous les matins je les étonnais, elles se demandent encore pourquoi je ne parle pas. Pendant ce silence je leur souris, pour leur montrer que ça va, et comme tous les matins où elles sont là, je leur demande si elles veulent un autre café.
C'est la première phrase que je prononce de la journée. Quand elles sont là, c'est la phrase en cambodgien que je leur destine, même si je sais que je la dis très mal, comme s'il ne fallait pas gâcher cette atmosphère cambodgienne, cette atmosphère si particulière, celle qui me réveille le matin, et qui rend ma journée si belle et si calme.
Pour moi, il n'y a rien de plus agréable qu'entendre les personnes de ma famille rire, parler, se conseiller, blaguer, et même se disputer en khmer. Et même si ce n'est pas ma langue maternelle, j'ai l'impression que c'est plus que jamais cette langue là qui me manquerait si jamais je partais à l'étranger. Je suis sûre, que, si j'étais expatriée, entendre parler français me manquerait moins qu'entendre parler khmer, comme si cette langue parlait à travers mon sang, et criait à travers mon âme que c'est elle que plus que jamais je devrais garder en moi pour me calmer, me réconforter, me retrouver.
* Prahok: mixture de poisson fermenté, pue encore plus que du maroilles pourri
Teuk trey: sauce de poisson préparée, comme celle de la sauce pour nems.