Avec mon papa, on a pas souvent de longues discussions sérieuses
au coin du feu, voyez vous. Déjà, parce que mon papa, il parle PAS, et puis
aussi, parce que cette pudeur entre parents et enfants cambodgiens a toujours
été très présente dans ma famille. Ca, on en reparlera plus tard. Ce dont je
veux vous parler aujourd’hui, c’est d’une discussion qu’on a eue papa et moi.
Genre il a parlé et tout. Le sujet qui tient à cœur mon papa, c’est le devoir
de mémoire.
Papa trouve que la force de notre histoire, en France, c’est
qu’on s’en souvient, et qu’on la transmet. Aujourd’hui, personne ne passe à
côté des deux guerres mondiales, tout le monde en connaît les dates, les
principaux acteurs, et tout le monde sait plus ou moins ce qu’il s’est passé.
Enfin en France. Et puis les juifs ont la Shoah par exemple. Papa admire
beaucoup ça, cette transmission, le fait que dans une culture on se souvienne
de toutes les erreurs qu’on ait commises dans le passé et qu’on n’essaie pas à
tout pris d’oublier. Et même si on en a marre, d’entendre les vieux cacher
quelque chose en disant que c’est au moins quelque chose que les boches
n’auront pas (true story), on n’a pas essayé de cacher à tout prix notre
souffrance et surtout à l’oublier.
Et puis, papa m’a raconté l’histoire de mon cousin.
Aujourd’hui, mon cousin a un travail très haut placé dans l’administration
francophone, il a une femme et une adorable petite fille. Mon cousin est né au
Cambodge, parle cambodgien, français et anglais couramment. Avec un accent
impeccable. Mon cousin est l’un des survivants de la politique génocidaire des
khmers rouges. Il porte des lunettes, il est intellectuel et il a survécu alors
que Pol Pot, dans sa folie meurtrière ordonnait de tuer toute forme de savoir
intellectuel. Quand il était au Cambodge, il a donné un cours d’histoire sur la
période des khmers rouges a des enfants du pays. Et, fait impensable en France,
dans le pays du savoir et du devoir de mémoire, les enfants ne l’ont pas cru.
Ils l’ont traité de menteur, ce qui l’a forcé à quitter la classe en trombe, de
tristesse et de rage.
Au Cambodge, quand je suis moi-même allé visiter le camp de
la mort S-21, mon oncle, la veille, m’a dit de ne pas y aller, qu’il fallait
oublier, que j’étais folle de vouloir remuer tout ça. Mais moi, avec cette
culture française qui me caractérisait a moitié, je pensais qu’il était temps
de me confronter a ces souvenirs, tellement horribles, mais aussi tellement
nécessaires. Parce qu’il fallait que je sache. Et ces enfants, qui se sont
moqué de mon cousin, sont revenus le lendemain le voir, parce qu’ils avaient
envie de s’excuser. Ils avaient demandé à leurs parents si cette histoire était
vraie, et ils avaient appris la vérité.
En sachant ça, je me demande souvent où se situe le devoir
de mémoire. Ne nous voilons pas la face : on en a marre de voir des
génocides, qu’on nous rappelle que les régimes communistes et totalitaires sont
dangereux et ont fait des ravages partout dans le monde. On en a assez qu’on
nous rappelle que les nazis, ils étaient pas gentils, et qu’ils ont tué plein
de gens. Mais je me demande ce qui est le plus mauvais : de répéter encore
et encore que l’histoire a été douloureuse jusqu’à ce qu’on en ait la nausée,
ou de vouloir l’oublier, et ce tellement fort qu’elle en perd toute crédibilité ?
A votre avis, où se trouve le juste milieu entre un devoir
de mémoire tellement fort qu’on en ait plus du tout envie de s’intéresser à l’histoire,
ou un devoir d’oubli ? D’un côté, on a un tel devoir de mémoire qu’il en
devient oppressant et que l’on en arrive a en ne plus s’intéresser à l’actualité,
et de l’autre on en arrive presque à une totale désinformation. A votre avis,
le juste milieu, il est où ?
11 commentaires:
C'est une question à laquelle il est difficile de répondre. Il est bon de savoir d'où l'on vient et ce qui nous a forgé en tant que peuple, ou même en tant que famille; l'idée étant de ne pas se vautrer dans le sentimentalisme des horreurs vécues, mais de comprendre et de se souvenir assez fort pour essayer, quelque part, que ça n'arrive plus.
Je pense aussi qu'il est bon de se souvenir de ce qu'il s'est passé, mais pas à en dégoûter nos enfants et nos petits enfants.
C'est important de s'intéresser à l'histoire de sa famille, moi je regrette de ne pas avoir assez prêté attention aux récits de mon papa car il est parti très tôt et maintenant c'est trop tard... Maintenant il ne faut pas non plus forcer ses enfants et petits-enfants, il faut sentir de l'intérêt de leur part, parfois ça vient tôt, parfois ça vient plus tard...
@Christelle, je suis bien d'accord, surtout que je n'ai pas osé demander quoi que ce soit au sujet de ma famille avant mes... 21 ans (erf). Il faut d'un côté que les parents aient le courage de partager leur experience, et que les enfants osent demander aussi.
Je suis aussi allée visiter le camps S21 avec mes enfants (13 et 16 ans). Et on sort de là émus, et assez traumatisés... Le devoir de mémoire me semble indispensable pour essayer de comprendre et surtout que les mêmes erreurs, les mêmes atrocités ne se reproduisent pas.
@Sylvie, je suis bien d'accord, tout ça est nécessaire. Mais de là à obliger les enfants à connaître toute cette histoire par coeur, comme avec la Shoah, je trouve ça un peu exagéré.
Hello Tevy,
Pour ma part, je considère important de nourrir la mémoire des anciens et de la nouvelle génération. Mais, je trouve que le devoir de mémoire du passé ne doit pas prendre le pas sur le présent ou l'avenir.
D'autre part, je suis très sceptique face à la croyance qu'avec le devoir de mémoire, on permet d'éviter que se reproduisent les mêmes horreurs...En fait, pour tout dire, je n'y crois pas, à cette vertu de la mémoire qui consisterait à éviter et prévenir des nouvelles barbaries. Pour moi, le devoir de mémoire concerne le passé, la mémoire présente et avenir mais ne permet pas d'éviter le pire à l'avenir.
Alia
Cambodienne (non métisse donc ;-) née sous les KR, et exilée (ou enracinée?) en Belgique.
Quel plaisir de lire tes réflexions...Depuis que j'ai découvert ton blog, je l'ai fait découvrir autour de moi. Surtout à mon père, parce que je voulais qu'il lise tes propos sur la vieille génération khmère (ex: sur les petits copains, sur la nourriture et le poids/l'apparence - ton billet sur le site ana) J'ai trouvé tes dires justes, et énoncées avec beaucoup d'humour!
@Alia tu vas m'faire chialer! T'as montré mon blog à ton papa! Que je suis fière qu'il n'y ait pas que la 2e génération qui ait l'occasion de lire mon blog! Ca me touche énormément!
Et effectivement, il faudrait resituer le devoir de mémoire. Racontons nous ce qu'il s'est passé pour que nos enfants ne reproduisent pas ces atrocités, ou pour qu'ils puissent comprendre leur propre histoire afin de se construire dans le présent? Nous nous sommes trop souvent perdus dans le "comment" sans jamais se demander "pourquoi". Comment faire en sorte que les générations ne reproduisent pas ça? En leur apprenant l'histoire. Mais pourquoi ça s'est produit? L'enseigne-t-on vraiment?
Bonjour à tou(te)s,
Alia pense que le devoir de mémoire n'empêche pas que l'Histoire ne se répète et je suis assez d'accord. Cependant, il est important d'entretenir la mémoire de ce qui a été commis par les KR entre 75 et 79, de parler des causes (politiques, historiques...), d'analyser les conséquences (psychologiques, sociologiques, économiques...). C'est essentiel pour la jeunesse ! Il est à cet égard effrayant de constater que les jeunes cambodgien(ne)s, dans leur fougue bien normale, ne croient pas aux atrocités commises par les KR ou les minimisent !!! Il convient de tout faire pour (r)établir la vérité, pour assumer l'Histoire, afin de pouvoir avancer vers l'avenir.
On dit que "ceux qui ne savent pas d'où ils viennent, ne peuvent savoir où ils vont" ; je crois que c'est vrai.
Et j'en profite pour vous souhaiter :
Sour sdey tchnam thmey !
(une bonne nouvelle année... khmère)
Tévy, as-tu un petit mot sur le nouvel an à la sauce cambodgienne ?!
Coucou! Je viens de découvrir ton blog plein d'humour...Tout comme toi, je suis métisse franco-khmère et on va dire que, oui, jongler avec facilité entre ces deux cultures demande...beaucoup de patience et de tolérance. Plus je vieillis, plus ça s'arrange :)
Concernant cette question du devoir de mémoire, elle me semble à moi essentielle mais cela dépend de ton histoire familiale je pense...Plus elle est traumatique, plus ce devoir de mémoire est difficile à mener car personne ne veut parler et personne ne veut entendre.
Malgré tout, je trouve que cette transmission de l'Histoire, quelle qu'elle soit, entre les générations, est fondamentale. Non pas pour que ce genre de crimes ne se répètent pas (il suffit de regarder le JT pour s'en rendre compte) mais pour récupérer, en ce qui nous concerne :), la moitié de nos racines et se sentir "complet": j'adorerais pouvoir raconter à mes futurs enfants, non pas les atrocités mais le doux Cambodge d'avant la guerre, mais même ça, je n'y ai pas accès...
Moi, je suis plutôt admirative du travail de mémoire effectué pour la shoah, je pense particulièrement à tous les témoins qui ont pris sur eux pour exposer leurs souffrances les plus intimes...ça demande du temps et un immense courage.
Je vais continuer à te lire Tévouille!! Bravo pour ce blog original.
Lila
Le devoir de mémoire c'est juste de se souvenir pour ne pas reproduire. Et de se dire que nos proches ne sont pas morts pour rien.
Mais surtout ne pas faire porter la culpabilité aux descendants.
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