vendredi 13 novembre 2009

Tuol Sleng: La colline empoisonnée.



Ce matin là je suis malade. Nauséeuse. Y'a un truc qui passe pas. Je sais pas. Sûrement un truc que j'ai mangé.

La veille, j'ai vu mon oncle Sarei, qui, dix ans auparavant, m'a dit que j'étais comme une fille pour lui.
On est passés le voir à l'improviste chez lui pour dire coucou. Il avait déjà mangé. Dommage. Il était impressionné que je sache des bases de cambodgien alors que je ne parlais pas du tout dix ans auparavant. « ta maman va te taper si elle sait ça » qu'il m'a dit en riant. Je ris aussi.

Il m'a laissée une impression bizarre quand papa lui a annoncé qu'on allait voir S-21, le lycée transformé en camp de torture sous les khmers rouges. Il s'est mis les mains derrière le dos et m'a mimé ce qu'il avait vécu pendant deux mois alors qu'il avait été détenu par eux il y a trente ans de ça. J'étais gênée. Il en a ri. Il m'a dit qu'il fallait oublier, que c'était malsain d'aller là bas. Il 'a demandé pourquoi je voulais aller là bas. Je n'ai pas su répondre. Et puis on est partis, moi, papa, mon petit frère et ma belle mère. Papa m'a dit « Il est tellement occupé tu sais, il a beaucoup de travail ». Je l'ai cru.

Dans le tuk tuk, je suis mal à l'aise. J'ai l'impression que tout le monde me regarde. En même temps, pour la plupart des cambodgiens, je suis la première étrangère qu'ils voient de si près. C'est pas grave, je suis malade mais ça va passer. Ca va passer.

Je dois porter un masque. La pollution m'a valu une angine une semaine plus tôt. Autant ne pas tenter le diable. Je suis malade. J'ai la soudaine impression que ce pays me tue. Ca va passer, ça passe toujours.

Dix minutes plus tard, nous arrivons. Je suis avec papa et ma tante Sarina. Son premier mari est mort comme général dans l'armée contre les khmers rouges. Elle aussi, veut comprendre ce qu'ils s'est passé. Papa a l'air calme, comme a son habitude. A peine descendus, nous sommes assaillis par des mendiants, des blessés de guerre. L'un d'entre eux boite, est borgne. Je lui donne une poignée de riels. Il me répond « merci ma tante ». Il a bien vingt ans de plus que moi. Je suis sa nièce, pas sa tante. Une marque de respect, sans doute. Je ne note pas. J'y vais, il faut y aller, je dois comprendre.

Dehors, tout est calme. Une poignée d'étrangers, blonds aux yeux bleus, sont assis sur les bancs dans l'ancienne cour de récré. C'est calme. C'est comme si rien ne c'était passé. Pourtant... Pourtant. Il y a des arbres, mais les oiseaux ne chantent pas ici. C'est comme si il n'y en avait pas. C'est bizarre. Ce n'est pas le calme d'une plage ou d'un bord de rivière, ou d'un parc déserté par les enfants. C'est un silence de cimetière qu'il y a ici.

Un frisson me parcourt des talons jusqu'au sommet de la tête en passant par la colonne vertébrale quand je vois ces grandes jarres, et cette ancienne balançoire. Il y a des explications de torture à côté, en mauvais français, l'anglais est pire. Je suppose que le khmer doit être plus précis et détaillé, le texte en khmer est plus long. Ma tante met sa main devant sa bouche. Elle a l'air tellement triste...

Nous rentrons.
Une première salle: un lit, sans matelas, des photos explicatives, une boîte. Ca intrigue papa. Que fait cette boîte là? Il se retourne, va voir ma tante. C'était pour les besoins naturels des prisonniers. Une boîte en fer, comme pour y mettre des gâteaux. Je n'ai pas noté, je suis passée, j'ai regardé les autres salles, toutes les mêmes. Papa filme. Il me dit qu'il n'y a rien d'autre intéressant ici, alors on monte au second. Là où il y a des photos.

Le frisson ne me parcourt plus. Il reste là, logé entre mes deux épaules. Je suis crispée.
Je tente de cacher cette grimace qui veut me défigurer depuis que je suis entrée ici. Papa m'explique: « Ici, ce sont les photos des prisonniers, là bas, celles des cuisinières, qui ont été exécutées par la suite. Là ce sont les photos des bourreaux. Ne fais pas attention à ta tante, elle regarde si il y a la photo de quelqu'un qu'elle a connu. Je filme et je vais faire pareil, d'ailleurs ». Papa reconnaît quelqu'un. J'ai peur qu'il ait honte d'être en vie en voyant cette photo. Je vais dans une autre salle. Papa ne m'a jamais vue si silencieuse. Alors il me parle, il m'explique, pour casser ce silence, calmement, comme a son habitude: «  En fait, les bourreaux demandaient à leurs prisonniers d'avouer. D'avouer qu'ils étaient coupable de trahison envers Pol Pot, qu'ils étaient envoyés par le KGB, la CIA. On les torturait jusqu'à ce qu'ils avouent. Ils ne pouvaient contredire personne. Ils ne pouvaient même pas crier. » Sur le tableau, entre les photos de prisonniers, un enfant. Papa filme. « Comme les hommes peuvent être cons. C'est de la connerie humaine ça, un enfant de cet âge, il a quoi, 5 ans? Du KGB? Laisse moi rire ». Il rit nerveusement.

Je regarde une photo. Des inscriptions en khmer. Une photo en grand, un homme. Il est là. Là, à côté, il parle avec papa, avec ma tante.
Il explique des choses. Je ne comprends pas. Il sourit, parle encore avec papa. Je le salue, il demande à papa si je suis sa fille, à quoi il acquiesce. Et puis papa m'explique: « C'est bien lui sur la photo. Il t'explique qu'il a été électrocuté, qu'on lui a arraché les ongles des pieds, qu'il boite depuis cette époque, et qu'il a encore des bourdonnements dans les oreilles et des vertiges de temps en temps. Il est heureux de voir qu'une jeune fille comme toi vienne voir ce qu'il s'est passé. Il n'y a pas beaucoup de cambodgiens qui veulent venir ici. ». Je lui demande comment il a fait pour s'échapper. Papa traduit. Et puis il dit « Quand les vietnamiens sont entrés ici, il s'est échappé avec les khmers rouges par l'arrière du bâtiment. Depuis, il est revenu, et il explique ce qu'il lui est arrivé aux gens qui veulent comprendre ». Ma tante a l'air reconnaissant. Je lui souris. Il dit a mon père que je suis belle et que j'ai l'air intelligent. Je le remercie. Nous nous disons au revoir.

Papa dit « Tu veux voir les autres bâtiments? » je réponds que non, que j'en ai assez, que je veux rentrer. Ma tante est d'accord. Papa appelle un tuk tuk.

Je reste silencieuse. Ma tante me dévisage. « Je ne t'ai pas traumatisée au moins? » « Non non papa, je réfléchis c'est tout ». J'ai vu. J'ai compris.

A l'hôtel, je vomis. Je ne dis rien à papa. Je ne veux pas qu'il s'inquiète. J'ai dû avaler un mauvais truc, mais c'est passé maintenant, c'est passé. J'ai fait face et c'est passé. Enfin.

1 commentaire:

PandaVG a dit…

Bon sang j'en frissonne tu m'arraches les larmes. Mon rêve serait de me rendre là bas justement. Pour comprendre comment et pourquoi je suis une réfugiée politique khmère.